Les caractères nationaux dans la pratique du football

Publié le par Adel TAAMALLI

Didier Roustan, devant Eric Cantona, son acolyte d’un soir, dans une de ses longues envolées lyriques dont il avait le secret, expliquait, lors de la finale de la Coupe du Monde 1994 entre l’Italie et le Brésil [1] qu’il était amené à commenter sur France 2, que la culture tactique supérieure des Azuréens provenait du précédent de Rome, qui, grâce à l’organisation extrême de ses légionnaires, a réussi à dominer le monde autour du Mare Nostrum [2]. Et ce, malgré la petitesse de la taille de ces soldats face, notamment, aux « grands Germains ». Comme beaucoup de ceux qui font partie du monde des amateurs du football, je n’ai cessé de rappeler cet exemple pour me gausser de ce commentateur tellement à-contre courant.

Pourtant, à y regarder de plus près, cette réflexion ne parait pas dénuée de sens. Au contraire, en plus de donner un ton original plein de vie dans un monde du journalisme footballistique aseptisé, comment mieux expliquer la tendance joyeuse du football samba brésilien, le « toque » caractéristique des Espagnols, la discipline du football allemand, rugueux, ou bien le Kick and Rush britannique, si ce n’est par ce type d’assertion ? Au Maghreb, pourquoi est-ce que les Marocains ont développé une tendance technique individualiste du jeu tandis que les Tunisiens sont réputés pour leur organisation tactique palliant les défaillances individuelles des Aigles de Carthage ? Et la France dans tout cela, a-t-elle une façon propre de pratiquer le football ? Ce sont quelques-unes de ces questions que cette chronique « A Contre Football » va aborder sans les résoudre totalement car il s’agit là d’un champ inédit de la connaissance. Il y aura tout de même tentative constante, ici, de capter ces liens qu’il peut y avoir entre les caractères généraux des peuples et de leur histoire, d'une part, et la déclinaison de ceux-ci dans les types de football pratiqués par des sélections nationales, d'autre part, en prenant pour exemple les cas espagnol, brésilien et allemand.

La Guerilla espagnole

L’Espagne a encore impressionné dans son dernier match contre les Bleus au Stade de France le 26 mars dernier. Le jeu de passes rapides et surtout la recherche de la possession de balle ont été, comme à l’accoutumée, les deux constantes du jeu ibérique. Cela fait des années maintenant que la roja excelle dans la pratique de ce football, copie conforme de celui du FC Barcelone. Mais lorsque l’on retrace l’histoire du pays, peut-on y trouver des raisons à cet état de fait ?

L’Espagne, c’est le pays de la conquête musulmane (l’Andalousie), de la Reconquista, de la Découverte de l’Amérique et du développement de l’Empire colonial sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Puis d’un long déclin, de la perte des colonies américaines. Et enfin de la Guerre civile de 1936, de Franco, du retour de la démocratie et de l’intégration à l’Europe. Aucune de ces grandes phases historiques ne semblent expliquer le jeu espagnol si caractéristique.

Mais en farfouillant un peu, l’on trouve un exemple intéressant. Les Espagnols ont été, effectivement, les créateurs d’une pratique guerrière nouvelle qui ne cessa d’écrire ensuite des pages sanglantes de l’Histoire, et cela, dans un nombre incalculable de lieux sur la planète. Il s’agit de la guérilla, qui donna tant de fil à retordre aux armées napoléoniennes entre 1808 et 1813, et qui participa de la défaite cuisante de la France impériale face à la coalition de puissances européennes qui l’affrontèrent. Cette stratégie militaire consiste en ce que, face à une armée trop forte en nombre ou sur le plan de l’équipement, l’on refuse le combat direct et l’on préfère, à la place, le harcèlement incessant à partir de points du terrain inaccessibles et difficilement contrôlables (montagnes, forêts, déserts…), en privilégiant l’effet de surprise.

Eh bien !, n’y a-t-il pas là corrélation avec le fait que le jeu de possession, c’est de ne jamais prendre le risque de perdre le ballon et donc, potentiellement, de prendre un but, et ce, en n’hésitant jamais à revenir sans cesse dans son propre camp, endroit du terrain devenu, dans le football moderne, un désert dans lequel une équipe peut transmettre facilement le ballon et préparer une nouvelle incursion ? Puis, parce que, forcément, cette façon de jouer a un effet soporifique sur l’équipe adverse, la brèche ne peut que s’ouvrir alors pour une attaque éclaire, avec un maximum de dégâts, comme dans les offensives soudaines des tenants de la guérilla. Le fait que le gabarit des Espagnols est en général plus bas que la moyenne ajoute à la nécessité de pratiquer ce football vif de passes courtes.

Le Brésil ou le football anti-saudade

Le Brésil est un autre pays intéressant pour ce type d’analyses puisqu’il est réputé pour son football samba, servi par la technique hors pair des « auriverde ». Nous sommes là dans le pays de la fête, du Carnaval de Rio, de la samba, du bikini, de la capoeira, de la bossa nova, autant de qualificatifs qui sont des lieux communs qui caractérisent au plus haut point le pays selon l’unanimité de ceux qui en parlent.

Aujourd’hui, le Brésil est au football ce que les Etats-Unis sont à la politique mondiale. Première nation, les Brésiliens ont la fierté d’occuper cette place puisque leur sélection est la seule à ne jamais avoir manqué une Coupe du monde et se place en tête selon le nombre de victoires finales dans la compétition reine (cinq trophées en tout). Mais comment expliquer par l’Histoire cette réussite ?

Le Brésil est la création du Portugal qui en fit son joyau colonial. L’or, le caoutchouc et d’autres produits, qui furent autant de cycles économiques longs, ont servi la prospérité du pays. Il accueillit pour le développer le plus fort contingent d’esclaves de la Traite négrière occidentale, ce qui donna naissance, sur le long terme, au peuple le plus métissé de la Terre. Il fut même le siège de la royauté portugaise suite à l’invasion de la métropole par les armées napoléoniennes. Après l’indépendance, le pays est, comme qui dirait, sorti de l’axe central de l’Histoire mondiale se jouant dans l’Hémisphère nord avant de retrouver une place prépondérante depuis qu’on le classe dans le groupe des Brics[3]. Comme pour l’Espagne, un hypothétique lien entre l’Histoire et la façon qu’ont les Brésiliens de jouer ne coule nullement de source.

Le secret de leur jeu, il doit sans doute se trouver dans la philosophie de vie que les Brésiliens ont développée et qui est faite de joie et de bonne humeur, et ce, en toute circonstances.

Mais retournons à l’Histoire pour en savoir plus. Les Portugais, se rappelant de leur grandeur passée, ont développé pendant des siècles un sentiment particulier fait d’amertume et de mélancolie nostalgique, la « saudade ». Ce qui tranche avec ce que l’on connait des Brésiliens. Cette joie de vivre qui fait leur force, n’est-elle pas justement la réponse à cette saudade, lorsque les aventuriers de la métropole, dans leur désir de tourner la page définitivement en quittant le Vieux-continent et le pays de leurs origines, voulaient teinter leur vie nouvelle d’un optimisme sans faille, caractéristique première des aventures américaines dans un nouveau monde où tout semblait possible à ceux qui y posaient le pied ? Le soleil, le métissage de la population et les plages ont fait le reste pour donner naissance, sans doute, à des footballeurs joyeux possédant la meilleure des techniques dans le monde et pratiquant le jeu le plus spectaculaire qui soit, comme cette fameuse équipe de Telê Santana de 1982 qui, bien qu’elle ne remportât par la victoire, impressionna les observateurs par son jeu d’attaque tous azimuts.

Le culte allemand de la discipline et du réalisme

Quant à l’Allemagne, elle s’est fait connaître, du temps où on l’appelait encore la RFA, comme étant le pays qui se retrouvait quasiment systématiquement dans le dernier carré des tournois auquel elle participait toujours. Ainsi y trouve-t-on le fondement de la fameuse phrase de Lineker[4], traduisant le fait qu’entre 1966 et 1990[5], l’Allemagne de l’Ouest participa à cinq finales de Coupe du monde sur sept possibles. Mais quel est le secret de cette réussite inégalée ? Pour répondre, tout le monde penserait à la discipline tactique de la Mannschaft, à son réalisme, à la rudesse de ses joueurs, à leurs frappes phénoménales (tout le monde se rappelle de celles de Breitner, Matthaus ou Brehme par exemple). Que nous apprend l’histoire du peuple allemand ?

Un long règne de l’indivision entre plusieurs Etats et communautés constituant le Saint-Empire romain germanique, une déchirure religieuse entre protestants et catholiques dont le point d’orgue fut la Guerre de Trente Ans, l’Unification allemande faite sur le dos de la France et conduite par la Prusse du maître Bismarck, la défaite de la Première Guerre mondiale, le nazisme, l’apocalypse de la Seconde guerre mondiale, avec sa part la plus sombre, la Solution finale, puis, pour ce qui est de la RFA, le miracle économique allemand, la position prépondérante en Europe du Deutsch Mark, la démolition du Mur de Berlin et enfin la Réunification, autre « miracle de l’Histoire ».

Aucune mise en perspective, à partir de ces faits, pour expliquer le type de football pratiqué Outre-Rhin ? Si peut-être, grâce à deux événements hautement décisifs.

Le premier réside dans la place du protestantisme. Luther, fondateur de cette religion avait appelé ses coreligionnaires, dans les années 1520, à une obéissance absolue de leurs gouvernants, et ce, pendant l’une des révoltes sociales qui faillit le plus faire basculer le Saint-Empire dans le chaos, à savoir la Guerre des paysans qui vit 300 000 d’entre eux se soulever contre l’ordre hiérarchique traditionnel dominé par les princes. En prenant ses distances avec ces « hordes » qu’il fallait « pulvériser » selon ces termes, il a impulsé dans la nation allemande cette propension à la discipline et au conformisme social. Beaucoup tinrent cette inclinaison pour responsable de l’obéissance aveugle du peuple allemand à Hitler, même dans ses ordres les plus criminels et les plus fous. Mais ce trait d’exécution sans faille des commandements donnés par la hiérarchie, pour le meilleur du sport allemand, a permis, plutôt qu’un règne impérial fondé sur le sang, de placer le football germanique sur les plus hautes marches du podium mondial. Qui ne se rappelle pas du rôle décisif de Berti Vogts en finale de la Coupe du monde 1974 ? Il ne fit que s’acharner à ne s’occuper que du cas de Johan Cruyff, meilleur joueur du monde à l’époque, ne le lâchant plus d’une semelle après sa première accélération qui amena le penalty et le but hollandais dans le tout début de la partie.

Deuxième événement, la fameuse campagne de France, si désastreuse pour l’Hexagone. Sans entrer dans les détails, elle vit le réalisme militaire allemand défaire les certitudes des généraux français, appuyés qu’ils étaient sur la fameuse Ligne Maginot. La combinaison entre plusieurs armes (panzers, aviation, artillerie, infanterie), concentrées sur un seul point, a permis la trouée des Ardennes et la débâcle française. Ce réalisme dont a fait preuve la Wehrmacht, on le retrouve dans ce jeu allemand efficace traditionnel, qui ne s’embarrassait pas de gestes techniques inutiles. Cela fit un jour dire à Guy Roux, lors d’un des matches qu’il commentait et qui voyait la Mannshaft se mesurer à la sélection du Brésil, après une action typique ayant vu un défenseur faire une longue transversale pour trouver la tête d’un de ses coéquipiers, qui en remettant le ballon à son compère de l’attaque, le mit en position de marquer, que c’était là « une des deux façons de gagner la Coupe du monde », en comparaison au jeu spectaculaire des Brésiliens.

D’autres sélections ou football nationaux auraient pu être le vivier de ce genre de réflexion. Mais cela alourdirait quelque peu cet article.

Aussi, pour finir, cantonnons-nous donc à des phrases dégageant une vérité d’ordre général. Par exemple le Kick and Rush britannique qui serait la transposition footballistique du fait que la langue anglaise possède cette faculté de dire les choses simplement, au contraire du français composé d’une multitude de synonymes ou de façons pour exprimer la même idée. Quand le langage impulse la manière de penser des gens, même dans le football...

Le football champagne des Bleus des années 80, servi par leur carré magique dont le leader était Michel Platini, fut la traduction footballistique de ce que de Gaulle appelait « une certaine idée de la France ». La fameuse French Touch, même dans le football ?

Arsène Wenger, par ailleurs, n’a-t-il pas souvent dit, grâce à ses deux années d’expérience japonaise à la tête de l’équipe du Nagoya Grampus, que les Nippons sont rapides dans l’apprentissage du haut niveau mais qu’il leur manque la créativité nécessaire pour passer un pallier et atteindre la plus haute marche ? Et, l’on pourrait rajouter, que cela est dû à leur culture, qui a montré dans l’Histoire toute son excellence pour acclimater les techniques occidentales dans un nouveau monde, mais sans que cela soit une révolution industrielle faisant exception avec pour point de départ le pays lui-même ?

Combien de fois, enfin, a-t-on entendu Jean-Michel Larqué s’émerveiller des « centres à la Yougoslave », c’est-à-dire d’une action typique de passes longues de l’ailier pour son avant-centre présent dans la surface, sans déborder son adversaire mais en usant d’une technique de frappe enveloppée particulière pour le contourner ?

Il doit forcément y avoir une explication à cela et à beaucoup d’autres vérités générales du type de celles présentées succinctement ici. Et elles sont sans doute à rechercher dans les sciences humaines…

Quand le football sera un champ privilégié nouveau pour une multitude de matières scientifiques...

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[1] Brésil-Italie, le 17 juillet 1994 à Pasadena, finale de la Coupe du monde 1994 organisée aux Etats-Unis : 0-0 à l’issue des prolongations, puis 3 tirs au but à 2

[2] Nom donné par les Romains à la Mer Méditerranée et traduit par « Notre Mer » afin de transposer le fait qu’aucune rive de cette étendue maritime n’échappait à leur domination

[3] Le groupe des Brics est composé des Puissances émergentes : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. Ces Etats sont appelés àjouer un rôle capital dans l’Histoire mondiale de ce siècle grâce à leur croissance économique rapide

[4] « Le football est un sport simple : 22 hommes poursuivent un ballon pendant 90 minutes et à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent ». Phrase prononcée par l’attaquant anglais à l’issue de la séance de tirs au buts victorieuse pour l’Allemagne en demi-finale de la Coupe du monde 1990 face à l’Angleterre

[5] Bien que la Coupe du monde 1990 ait eu lieu moins d’un an après l’abolition du Mur de Berlin, mais avant la Réunification, qui ne sera effectuée que quelques mois plus tard

Publié dans Acontrefootball

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