L’occidentalisme islamique est stoïcien et…épicurien

Publié le par Adel TAAMALLI

Le développement philosophique des périodes hellénistique[1] et romaine se caractérise par l’opposition de deux systèmes de pensée qui se sont mutuellement vus comme des concurrents : le stoïcisme[2] et l’épicurisme[3]. Comme toujours pour l’occidentalisme islamique[4], il s’agit de rendre compte de quelques unes de leurs différences qui semblent d’un premier abord constituer autant de lignes de faille entre eux, afin de les introduire dans une réflexion « englobante »[5]. Ce n’est que comme cela que l’occidentalisme pourra tracer son sillon, celui menant à la naissance d’un véritable courant philosophique, se caractérisant par une autonomie reconnue et par une utilisation intelligible de ce qui provient de la pensée occidentale.

Les morales philosophiques du stoïcisme et de l’épicurisme sont islamiques

Le stoïcisme et l’épicurisme s’opposent principalement sur le mode de constitution d’une morale philosophique. Cette morale vise pourtant un même but, qui est l’acquisition de la sagesse par le bonheur. Alors que le stoïcisme s’intéresse à l’ordre des événements dans le monde, qui manifestent le destin et la providence divine, et auquel il convient de se soumettre, l’épicurisme prétend que seule la sensation, avec laquelle l’on doit chercher à vivre en accord, permet d’atteindre la vérité et donc le bonheur.

Chacun vise, par leurs voies respectives, à ce que les personnes qui les professent connaissent ce que les Grecs nommaient l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence totale de trouble intérieur.

Il est indéniable que l’islam est une religion qui, en concomitance avec son but ultime qui est de préparer l’âme à la vie après la mort, donne les moyens à l’homme de vivre une fin heureuse sur terre, qui se traduirait par un sentiment de bien-être et de plénitude spirituelle. Dans un autre texte, j’ai nommé cet état « présent-être », lequel se caractérise par la conviction profondément ancrée en l’esprit que chaque instant d’une vie est accompagné de la présence réelle et perpétuelle de Dieu[6].

Comment peut-on trouver le bien-être terrestre selon l’islam, et donc connaître l’ataraxie ? Eh bien, en étant aussi stoïcien qu’épicurien. Stoïcien, en acceptant l’ordre du monde tel qu’il nous apparaît car « il se peut que vous détestiez quelque chose alors que c’est un bien pour vous ; et il se peut que vous aimiez une chose alors qu’elle vous est néfaste» (Coran : s. 2, v. 216). Epicurien, en essayant à tout moment d’être en accord avec la nature, donc avec les sensations qu’elle nous procure, l’une de celles-ci consistant indéniablement pour le croyant en le fait de connaitre des désirs nécessaires à la construction de l’équilibre personnel, lesquels se retrouvent par exemple dans l’acte sexuel au sein d’un couple marié, lorsque l’on se dit musulman. Le tout en étant conscient de l’état de « présent-être » perpétuel et continuel.

Ainsi donc, un musulman peut très bien adjoindre à l’éthique qu’il sait ressortir de ses références religieuses (le Coran ou la Sunna) des éléments tirés du stoïcisme et de l’épicurisme, s’il recherche la paix intérieure. Accepter le monde tel qu’il est, puisqu’il est la sanction divine suprême du contexte dans lequel chacun surgit sur Terre, tout en y prenant légalement sa part, selon ses propres besoins naturels qui participent de l’équilibre intérieur. Voilà une maxime tout à fait islamique.

Mais pour montrer en quoi ces philosophies présentent des compatibilités avec l’éthique islamique, tentons maintenant une approche comparative sur deux concepts éminemment importants dans la vie de chacun, à savoir le temps et la mort. Pour le premier, nous ne ferons ce travail qu’avec le stoïcisme, tandis que nous tirerons exclusivement de l’épicurisme tout ce qui a trait au second.

Le temps

Avec insistance, les stoïciens raisonnèrent en intégrant le temps dans leurs propositions. C’est que l’ordre du monde se manifeste d’abord selon une logique temporelle, faisant que toujours, « un après survient après un avant ». La sagesse consiste alors à accoucher d’une logique et d’une connaissance qui rendent compte de l’ordre du monde pour le comprendre. Or, cette compréhension passe indéniablement par l’idée que l’évolution du monde est soumise au temps.

C’est pourquoi être sage consiste à vouloir qu’arrive ce qui arrive réellement et non à se sentir malheureux du monde tel qu’il est. Autrement dit, nous avons tort, selon la perspective stoïcienne, d’imaginer un monde autre que nous nous représenterions comme meilleur, au lieu d’accepter notre réalité. Car cette dernière ne dépend pas de nous. Notre finitude, nos souffrances, nos malheurs, nos épreuves sont autant de faits inéluctables de nos propres vies.

Or, la caractéristique même de la dynamique de la vie est qu’elle se déroule selon une direction unique, du passé vers l’avenir, sans que jamais nous puissions inverser ce cours temporel. Puisque Dieu est le temps selon un hadith célèbre[7], c’est que son déroulement et les événements qui le parsèment sont nés de la volonté divine. Ne doit-on pas croire en le destin qu’il soit bon ou mauvais selon l’un des articles de foi islamiques ?

Si tel est l’un des points cardinaux de la croyance en islam, est-ce à dire, comme on peut le déduire aussi du stoïcisme, que l’homme n’est alors pas libre ?

Selon le stoïcisme, la véritable liberté, c’est de savoir que, de ce qui est mauvais en apparence dans tel ou tel événement, découle l’harmonie de l’ensemble du monde. Ce qui est corroboré selon l’islam par le verset que nous avons cité plus haut : « il se peut que vous détestiez quelque chose alors que c’est un bien pour vous. Et il se peut que vous aimiez une chose alors qu’elle vous est néfaste ».

Provient de ces éléments l’idée que la liberté s’acquiert par l’affranchissement des passions, ces prolongements de nos propres tendances vers des sommets démesurés, déréglés ou déraisonnables. Le message de l’islam est en exact accointances avec cet appel stoïcien à la sagesse, en ajoutant que le fait de ne pas s’affranchir de ses propres passions mène au risque, pour les musulmans, de s’égarer du chemin de Dieu : « Et qui est plus égaré que celui qui suit sa passion sans une guidée d’Allah ? » (Coran : s. 28, v. 50).

Ainsi donc, accepter librement de se confronter sans passion au monde tel qu’il est, de s’en accommoder pour viser le but que l’on s’est donné, et selon une logique temporelle indépassable, est source de sagesse et de bonheur. L’islam et le stoïcisme appellent à cela. La différence se maintenant entre eux dans l’a priori que se donnent les stoïciens et les musulmans. Les premiers pensent, en panthéistes, que Dieu est le monde vivant. Les seconds, ce que l’occidentalisme accepte comme élément de croyance indépassable[8], croient en l’existence de Dieu, Lequel est Unique et au-dessus de toute chose.

C’est alors que l’action sur le monde, auquel l’on donne toute notre sympathie dans la plus pure tradition stoïcienne, est possible, selon le rôle que nous a donné Dieu sur Terre, pour que l’on accomplisse notre mission par une sagesse temporalisée à notre époque. Notre mission étant de vivre notre foi en Occident, et, peut-être, de développer un courant de pensée qui prenne acte de cette situation nouvelle dans l’Histoire : l’occidentalisme islamique.

La mort

Pour beaucoup, l’épicurisme évoque le plaisir, la jouissance, et le fait de profiter de la vie. En réalité, ce courant de pensée se présenta plus comme une morale ascétique fondée sur le plaisir plutôt que comme une voie ouverte à tous les plaisirs.

C’est que l’épicurisme affirme que philosopher sert à devenir heureux, grâce à une connaissance poussée de nos sensations, seule source véritable de savoir sur le monde. Ainsi, il sera possible de guérir l’âme de ses troubles intérieurs et de ses angoisses qui sont autant d’obstacles à l’ataraxie et au bonheur. Il faut donc comprendre en quoi la sensation n’est que la traduction vraie, dans l’esprit, du mode de perception des objets qui sont à notre portée. Or, puisque la sensation est le seul critère de vérité, ce n’est que par elle que nous pouvons appréhender notre propre mort.

L’épicurisme diffère de l’islam (mais aussi de toutes les religions monothéistes) dans son matérialisme. Il avance que l’âme, aussi matérielle que le corps, meurt avec celui-ci. Ce que l’islam nie puisque l’a priori qui gouverne notre croyance nous fait croire en l’immortalité et en la résurrection en vue du Jugement dernier.

Cependant, l’épicurisme et l’islam se rejoignent lorsqu’ils proposent les moyens par lesquels la crainte de la mort peut s’apaiser.

Alors que l’épicurisme affirme que, puisqu’elle est matérielle, l’âme disparaîtra la mort survenue, l’islam répète que tout âme goûtera à la mort[9] et, même, que chacun possède un terme fixé à l’avance[10]. En d’autres mots, apprivoiser sa propre peur de la mort mène à l’ataraxie, parce qu’il est inutile, au fond, de chercher à la combattre. L’islam mène à l’acceptation de son terme fixé à l’avance, sur lequel nous n’avons aucun pouvoir.

Une acceptation de sa propre mort, et de celle des proches, permet, selon l’épicurisme, d’atteindre la tranquillité de l’âme. Vient le moment alors pour l’adepte de cette philosophie de travailler sur soi, et de distinguer les désirs vains des désirs naturels, et parmi ces derniers, ceux qui sont nécessaires de ceux qui ne le sont pas. L’islam enseigne la même chose. Lorsque l’homme reconnaît sa propre finitude, ainsi que l’idée que son terme est fixé à l’avance selon une sagesse qui dépasse son propre entendement, il peut alors se consacrer à sa vie terrestre et développer son bien-être matériel, par la recherche de la satisfaction de ses désirs naturels nécessaires. Mais il doit aussi reconnaître ceux qui ne le sont pas.

Prenons l’alcool comme exemple. Selon le Coran, les boissons alcoolisées présentent plus de méfaits pour l’homme que de bienfaits[11]. Autrement dit, même si l’homme peut y trouver une satisfaction de quel que désir que ce soit (l’euphorie, l’oubli des malheurs du monde, l’envie de faire la fête…), d’autres désirs plus impérieux risquent d’être mis de côté (par exemple celui universel de se trouver en bonne santé, puisqu’il est prouvé que l’addiction à l’alcool peut causer des ravages sur le plan médical). De ce verset, il est alors possible de tirer, par extrapolation, l’enseignement qui vaut pour nos vies dans ce XXIème siècle : s’interroger sans cesse sur nos désirs, et les objets de nos désirs ; distinguer ce qui est vain, ce qui est superflu et ce qui est nécessaire dans tous ces objets de désirs ; devenir sage par le bonheur en ne redoutant, grâce à ce travail sur soi, aucune privation, et ce, dans la plus pure tradition épicurienne.

Conclusion

L’occidentalisme islamique est un courant de pensée qui intègre, dans un moule « islamiquement » authentique, tout élément de raison qui provient de la pensée occidentale telle qu’elle s’est développée durant son histoire. Il peut ainsi se dire à la fois stoïcien et épicurien, une fois qu’il aura écarté des philosophies qui fondent ces qualificatifs tout élément de croyance qu’il considère comme erroné en fonction de son propre a priori.

L’occidentalisme islamique vise un travail similaire avec toutes les philosophies occidentales. Car il cherche à œuvrer pour la paix. Or quoi de mieux, pour ce noble dessein, que de montrer les similitudes qui existent entre philosophies occidentale et islamique ? N’est-ce pas là un exemple de dialogue respectueux de l’autre tel qu’il est, sans pour autant se renier soi-même ?

Texte publié le 13 février 2015 sur Huffpostmaghreb.com :

http://www.huffpostmaghreb.com/adel-taamalli-/loccidentalisme-islamique_b_6670728.html

[1] L’Epoque hellénistique est le nom que l’on donne à la période qui suit la période qui suit la conquête d’une partie du monde méditerranéen et de l’Asie par Alexandre le Grand jusqu’à la domination romaine de la Grèce (de -323 à -146). Elle se caractérise par l’extension dans le pourtour méditerranéen de la langue et de la cultures grecques.

[2] Fondé par Zénon de Cition en 301 av. J-C dans la Grèce antique, le stoïcisme est une école philosophique qui se développa tout au long de la période hellénistique et romaine. A Rome, Cicéron, Sénèque, Epictète ou Marc-Aurèle en ont été des adeptes. Cette philosophie exhorte à la pratique d'exercices de méditation conduisant à vivre en accord avec la nature et la raison pour atteindre la sagesse et le bonheur.

[3] Tirant son nom de son fondateur, Epicure, qui créa cette école philosophique à Athènes en 306 av. J-C, l’épicurisme fut le rival du stoïcisme. Il professait que pour éviter la souffrance il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires.

[4] Voir la présentation de l’occidentalisme parue sur saphirnews.com le 18 septembre 2013 (http://www.saphirnews.com/L-occidentalisme-islamique_a17561.html)

[5] Voir la pratique de ce même exercice de production d’une réflexion « englobante » sur différents énoncés émis par les présocratiques dans :

[6] Voir L’existentialisme, un cas pratique d’occidentalisme, paru sur Nawaat.com le 17 janvier 2014 (http://nawaat.org/portail/2014/01/17/lexistentialisme-un-cas-pratique-doccidentalisme-islamique)

[7] Le prophète (PBSL) a dit : “Dieu a dit : « Le fils d’Adam Me nuit, il injurie le temps or le temps c’est Moi. Toute chose est entre mes mains et je fais succéder la nuit au jour ». “Rapporté par Al Bukhâri, Muslim et Abou Daoud

[8] Tout en acceptant que d’autres a priori existant dans ce monde sont légitimes, même s’ils nient l’a priori islamique

[9] Coran : s.3, v. 185

[10] Coran : s.71, v. 2,3

[11] “Ils t’interrogent sur le vin et les jeux de hasard. Dis : « Dans les deux il y a un grand péché et quelques avantages pour les gens ; mais dans les deux, le péché est plus grand que l’utilité »“ (Coran, s. 2, v. 19)

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